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2021-07-08 - apparition : ÉTUDE PÉBIPOLOGIQUE : les parcelles délaissées (3)
(suite de l’épisode 2)
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En échangeant avec Tavara Fuente Jorp & Peter Junof, Sally Mara trouve une nouvelle piste :
- pourquoi à chaque fois tout inventer ? puisque déjà beaucoup de choses sont là, beaucoup de projets sont en cours, ont été réalisés ou bien encore sont restés en suspens, beaucoup d’idées aussi sont émises, de partout.
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Il semble que l’artiste américain Gordon Matta-Clark, avec lequel l’un de leurs amis, GH, avait autrefois collaboré (ce dernier avait été son assistant, [source]), avait lancé un projet identique qu’il n’avait pas pu terminer, la mort l’ayant emporté trop jeune. Ce projet s’appelait Real Properties : Fake Estates.
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- GH et Gordon Matta-Clark, Paris, 1975, pour Conical Intersect. Voir les documents (2), (3), (4) et surtout celui-ci : (5) ; et cette dernière image dans laquelle GH est avec William Wegman et Holly Solomon, le 27 août 1975 lors du vernissage de Day’s End de Gordon Matta-Clark, Pier 52, Gansevoort Street and West Street, NYC.
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Gordon Matta-Clark (1943-1978), Real Properties : Fake Estates, 1973-1974.
Au début de la décennie 1970, Matta-Clark découvre que la ville de New York met régulièrement aux enchères des espaces inutilisables, morceaux de terrain sans propriétaire ou retournés à la ville suite à un défaut de paiement d’impôts locaux. Ces morceaux de ville sont le résultat d’erreurs d’arpentage, d’anomalies dans la délimitation des zonages, ou laissés à l’abandon suite à des travaux publics. L’artiste achète ainsi 15 lots dans le Queens et sur Staten Island et se constitue un porte folio de terrains aux formes pour le moins incongrues.
La plupart de ces lots sont de longs segments (pouvant atteindre jusqu’à 1 km de long) très étroits (moins d’un mètre en général), souvent inaccessibles. En anglais on les nomme gutterspaces, des “espaces gouttières”. Il paye entre $25 et $75 par parcelle pour acheter ces aberrations du cadastre.
Dans les années qui suivent ces achats, Gordon Matta-Clark constitue une petite base documentaire à propos de ces lieux. Il les prend en photo, accumule les documents administratifs et juridiques les concernant, collecte des cartes et des extraits du cadastre dans lesquels ils sont représentés. Un court-métrage du réalisateur Jaime Davidovich en 1975 montre Matta-Clark à l’ouvrage, photographiant et marquant à la craie les limites de ses propriétés.
Acheter ces biens qui sont dépourvus d’usage va à l’encontre des conceptions mobilisées habituellement lorsque nous évaluons la valeur d’un bien immobilier. Comment ces espaces peuvent-ils devenir utiles? Pourquoi ont-ils une valeur d’échange? Dans un premier temps, Gordon Matta-Clark propose au spectateur de s’éloigner des conceptions conventionnelles de ce qui est inutile ou nécessaire. Ce faisant, l’artiste propose une représentation de la ville qui constitue une alternative à la ville comme une machine de croissance, a growth machine (pour reprendre l’expression de Harvey Molotch) et offre au contraire une représentation qui montre la ville comme une accumulation d’espaces résiduels « inutiles » d’un point de vue marchand.
Car en effet la réalité, ou le réel, real, dans l’usage du XVIième siècle, est devenue une affaire spéculative. La terre est rarement achetée sans un plan pour en tirer un profit. En ce sens, ce projet était faux, fake. Matta-Clark les a achetés parce qu’il était fasciné par l’idée de posséder quelque chose qui ne pourrait jamais être expérimenté ; c’était un jeu avec l’idée de propriété, un faux bien (fake), plutôt qu’un bien immobilier (real estate). Il avait voulu les utiliser pour des œuvres permanentes et plus coûteuses, comme alternative à l’impermanence de la plupart de ses autres projets, ou pour créer des œuvres d’art connexes.
Une fois cette appropriation effectuée (real properties) de nouveaux usages de ces lieux sont à inventer, selon des normes distinctes de celles qui prévalent dans le marché des biens immobiliers. Gordon Matta-Clark pense un moment les utiliser pour réaliser des performances et des projets « anarchitecturaux », du nom du mouvement qu’il anime pendant cette période.
Il meurt en 1978, sans avoir pu concrétiser ce projet, et ces propriétés retournent à la ville de NY, parce que l’artiste ne s’était pas acquitté des impôts locaux sur ces biens. Les caisses d’archives documentaires constituées par l’artiste sont stockées chez un marchand d’art local. A la mort de ce dernier, les boites sont redécouvertes et avec elles, le projet Real Properties : Fake Estates.
- Source : https://spacefiction.fr/2011/08/29/real-properties-fake-estates-matta-clark/
- Source : https://www.eai.org/titles/11721
- Source : https://socks-studio.com/2014/10/22/gordon-matta-clarks-reality-properties-fake-estates-1973/
- Source : https://www.youtube.com/watch?v=CdAUqJK5Lsk (Gordon Matta-Clark par Hila Peleg, CCA, Centre Canadien d’Architecture, Montréal, 2019)
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Légende des images ci-dessus : Pendant une quinzaine d’années, l’œuvre dans sa forme actuelle n’existe pas. Elle commence à être exposée dans les années 1990, lorsqu’une forme est donnée à ce matériau documentaire hétéroclite. A chaque lot sont associées les photos prises par Matta-Clark, un plan extrait du cadastre et l’acte de propriété. A chaque lot s’attachent donc trois modes de représentation : légale (documents juridiques), picturale (photographies) et architecturale (plans). (Source : https://socks-studio.com/2014/10/22/gordon-matta-clarks-reality-properties-fake-estates-1973/)
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Sur une des images documentaires retrouvées (1965 NYC block and lot tax map) (Source : https://eichners.github.io/), Sally Mara découvre qu’également sur celle-ci, la parcelle exigüe visée (que l’on peut distinguer juste au milieu de l’image) porte le même numéro de cadastre que celle repérée sur le terrain du P : le numéro 106.
Référence dans les “Fake Estate : Real Properties” de Gordon Matta-Clark : Lot 15, Block 672, lot 106, 3423 Steinway Street, Long Island City, NY. (Source : https://eichners.github.io/finalproject_oddlots/StoryMap/StoryMap_oddlots.html)
Photogrammes de la vidéo réalisée par Jaime Davidovich. Reality Properties - Fake Estates (Queens Project), 1975, 7min. Gordon Matta-Clark lors de repérages de parcelles délaissées. (Courtesy Mitchell Algus Gallery/Queens Museum of Art, Electronic Arts Intermix (EAI), New York)
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Les parcelles délaissées, un projet de Sally Mara Closterwein dans le cadre de La Pébipologie
- épisode 1 : la parcelle 0106
- épisode 2 : des espaces artistiques
- épisode 3 : Matta-Clark, Real Properties Fake Estates
- épisode 4 : Maciunas, Haacke