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2021-07-07 - apparition : ÉTUDE PÉBIPOLOGIQUE : ouestern P (3)
à gauche : Portrait de Baruch Spinoza (1632-1677), philosophe hollandais, également connu comme Bento de Espinosa ou Benedictus de Spinoza ou Benoit de Spinoza. Gravure du 18ieme siècle.
à droite : attribué à Rembrandt, portrait supposé de Spinoza, 1655-1660, Cleveland Museum of Art. On remarquera sans hésitation son allure de légende sortie tout droit d’une aventure de western.
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Partie du Récit Ouestern de Spinoza
par Vitara et John Rohmnyz, artistes participant.e.s à La Pébipologie.
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Le silence retomba pendant quelques instants. Le lendemain, le paysage était paisible. Un ruisselet coulait entre les rochers et allait remplir plus loin une sorte de cuvette rocheuse. Ce bassin temporaire pouvait bien s’habiller de lotus, sa surface restait perpétuellement noire et insondable. C’était là, autant qu’on pût le savoir, l’unique point d’eau à plus de 50 kilomètres (de trente-et-un milles) à la ronde. Il ne lui restait qu’à tendre l’oreille, et à cligner des yeux au soleil. Le ciel s’éclaircissait de plus en plus et le soleil apparut enfin, teignant les nuages de rose. Spinoza, en hésitant entre faire confiance aux images ou bien aux idées, opta pour la première option (tout en y mixant les idées qui lui venaient) et leva finalement les yeux droit devant en remontant les pentes. Le temps allait rester clair pendant au moins durant deux jours.
S’il y avait une planche de salut, elle était là, dans cette direction. Pour passer le temps sur le dos de sa monture, il suffisait de se raconter des blagues amusantes. Sa mule était harnachée d’une curieuse façon, avec des grelots, plusieurs plaids de couleur unie et d’autres plus bariolés avec plusieurs paquets à l’arrière. Cela faisait tout pencher. Le récit passait ainsi d’un genre stylisé à quelque chose de plus sentimental, presque quotidien ou banal, et les attitudes et actions décrites ou relatées pouvaient faire penser aux anciennes histoires au cadre pétrifié : lorsqu’Ulysse retrouve Télémaque ou quand Iphigénie accoste en Tauride. Tout cela prenait du sens.
En parvenant en soirée dans la demi-pénombre à l’extrémité Est, il lui fallait mettre pied à terre pour s’engager dans l’étroit passage d’un défilé qui débouchait sur la plaine, au nord de la ligne de chemin de fer et des barres hautes montagneuses, qu’on appelait failles de l’avenir. Dès que la lune se mit à teinter les bois et les vallons de sa clarté argentée, il restait à s’asseoir à même le sol et à se mettre à fumer nonchalamment jusqu’à ce qu’il fît assez clair pour distinguer des empreintes. Il n’y avait souvent pas grand espoir d’aboutir dans de pareilles recherches, mais il était compréhensible que de vouloir s’éloigner un peu, en se glissant dans un espace suffisant et cependant étroit, […] permettait de pouvoir mettre de l’ordre dans ses propres pensées.
Lorsque la lune fut un peu plus haut, Spinoza se remit en marche. À un demi-kilomètre de la côte puis du col, c’est en découvrant les empreintes laissées par sept ou huit animaux qui semblaient s’être regroupés là que la narration prit un peu plus d’ampleur et de consistance. Il fallait se contenter de les suivre, de les perdre parfois sur le sol rocailleux, mais pour les retrouver un peu plus loin. Il était toujours difficile d’imaginer qu’une narration puisse égarer le fil de sa propre action.
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à gauche : Spinoza en gaucho de la République d’Argentine, 1868.
au milieu : Spinoza en gaucho, Uruguay.
à droite : Boris en Spinoza en gaucho, au P, comme il se découvrira à l’été prochain lors de l’Open Summer.
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Il était plus de minuit quand le chemin suivi lui fit atteindre le bas du plateau. Même si la piste se perdait à plusieurs reprises, que ce soit dans les ombres noires de la nuit ou à cause de la nature du sol, elle était toujours retrouvée. Et puis simplement suivre la pente parfois suffisait pour se rétablir sur le plan suivant. Sa progression s’arrêta net lorsque son regard se heurta à une construction de pierre qui s’élevait à quelque distance.
Elle était plutôt massive et semblait infranchissable. C’était une bâtisse importante, mais envers laquelle le temps ne s’était pas montré particulièrement clément. Ses larges pans étaient tavelés et certaines zones paraissaient comme béantes. Ce qui s’apparentait à un bâtiment ou à une grande bâtisse était une construction carrée, précédée d’une vaste cour (ou parvis) pavée par des tapis de cailloux éparpillés par groupes hétérogènes. Au milieu de la façade principale, semblait s’ouvrir comme par miracle une grande porte cochère (ou bien était-ce une faille ou une gorge sans fond ?) et, non loin de là, à quelques dizaines de mètres, se trouvait une sorte d’enclos aux barrières démolies, ce qui le rendait plus ou moins défini.
Les semaines passées sur la piste avaient tout amaigri. Sa silhouette était devenue plus fine et malingre et de loin on devinait qu’elle devait porter une veste de toile et un pantalon usé jusqu’à la corde, des bottes éculées, et un chapeau à large bord tout déformé, ce dernier étant le plus visible. Par un coup de revers avec son chapeau, l’image de la maison disparut d’un coup. En dépit de la situation qu’on pouvait trouver critique, s’installait à présent le sentiment d’un certain soulagement.
Tout en marchant ses yeux scrutaient les environs. Le paysage l’enchantait. Vraiment. C’est comme si plusieurs plans se chevauchaient et s’intervertissaient. À partir de maintenant c’était quasi impossible de faire marche arrière. Une multitude de fleurs sauvages poussaient dans l’herbe épaisse ; et vers le Sud, les collines étaient recouvertes de sapins. […] À l’Ouest, la prairie ondoyante était parsemée d’arbres, de toits, de champs de chaume, de rubans de routes, et de cours d’eau qu’on pouvait deviner. Au lointain, tout se fondait en une teinte imprécise.
En se dirigeant vers l’Est, Spinoza distingua soudain dans le ciel quelque chose qui, à première vue, ressemblait à un nuage. Mais c’était de la fumée ! […] Il lui a fallu s’agenouiller sur le sol, ôter son chapeau, puis coller son oreille contre une des buttes de terre pour élucider une pareille incongruité. Jusqu’à arriver à percevoir une faible vibration qui indiquait sans le moindre doute le piétinement d’un ou deux animaux. Fallait-il se relever, remettre délicatement son chapeau sans plus d’affolement et passer sa langue sur ses lèvres sèches pour passer au niveau suivant ? C’était sûr : la fumée se faisait plus épaisse et de plus en plus visible.
Il y avait là quelque chose de véritablement étrange. En reprenant donc le chemin par lequel sa monture était passée et cela à l’encontre de toute réflexion raisonnable, sa décision immédiate fut de commencer à gravir le flanc du plateau, entre la voie de chemin de fer et l’ancien bâtiment, pour ensuite parcourir allègrement la crête déplumée, jusqu’à finalement le point et l’endroit les plus élevés d’où sa vue pouvait plonger sur la lande. Le panache de fumée était toujours visible, et formait maintenant un grand P ; c’était tellement hallucinant que son mouvement d’après a été de se rapprocher insensiblement du bord du promontoire comme si une pareille attitude lui permettait d’avoir une meilleure acuité qui confirmerait cette vision à première vue improbable. Il lui sembla même percevoir vaguement des reflets similaires à des sortes de serpentins et des hélices dans les mouvements éloignés des panaches et des volutes.
Après sa descente silencieuse de la zone élevée et au moment d’atteindre au bout de quelques centaines de mètres le bord de la lande correspondant au périmètre du P, la lune était déjà très basse dans le ciel. L’air était néanmoins toujours étouffant, et le vent ne parvenait pas à atténuer la touffeur. Seul un écho répondit. Spinoza ne parvenait pas à comprendre ce qui avait bien pu se passer. Il était inutile d’insister plus qu’il ne fallait et il lui suffisait de s’attacher à suivre les légères sautes de vent pour se laisser porter par l’aventure. La lune avait maintenant disparu, et la nuit était noire et profonde, bien qu’un seul coup d’œil était nécessaire pour apercevoir encore, tout au fond du passage créé par le réseau de toutes élévations, la lueur rougeâtre de la base supposée des fumées.
Spinoza roula de nouveau une cigarette. La patience était de mise. Un peu avant l’aube, le vent tourna, et le froid se fit plus intense. Après l’épuisement et la fatigue, l’endormissement avait pris le dessus et gagné. Pourtant, une sorte de sixième sens lui fit soudain ouvrir les yeux. Une pâle clarté teintait le ciel du côté de l’orient, et dessinait au-dessus de lui à quelques mètres de l’autre côté de la berge une ombre grande et forte, longue de plusieurs mètres et coiffée d’un chapeau noir couvert de poussière. C’était Gombrow.
(Peter Junof, avec Vitara et John Rohmnyz, d’après “Une nuit en Arizona” (Judas Gun, 1964), de Gordon D. Shireeffs, librairie des champs-élysées, collection Western, Le Masque, 1976 ; d’après “Embuscade à Grizzly Creek” (Ambush Creek), 1967, de Lewis H. Patten ; d’après “Regan Le Texan” (Texas Spurs), 1965, de J.L. Souma)
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Frederic Edwin Church, Drawing Mount Katahdin Rising over Katahdin Lake, before 1878.
Albert Bierstadt, (1830-1902), Clouds Over California, (date inconnue), collection privée.
Albert Bierstadt, (1830-1902), The Lookout, 1900, collection privée.
Albert Bierstadt, (1830-1902), Two Horses, (date inconnue), Buffalo Bill Center of the West, Whitney Gallery of Western Art Collection, Cody, Wyoming, USA.
Albert Bierstadt, (1830-1902), White Horse and Sunset, vers 1863, Buffalo Bill Center of the West, Whitney Gallery of Western Art Collection, Cody, Wyoming, USA.
Willem Schellinks (1627-1678), Paysage de Vulcano avec les Iles Éoliennes (Stromboli ?). Vers 1665. Musée des Beaux-Arts de Caen.
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On peut imaginer sur cette image, reproduction de la peinture de Willem Schellinks :
- au milieu, la plaine du P avec les parkings comme îlots qui dépassent ;
- à gauche sur le promontoire, le 89;
- alors qu’à droite c’est le MIP qui se dresse ;
- et encore plus à droite, la personne à cheval, on pourra dire qu’il s’agit de Spinoza…
- au loin, les masses nuageuses ressemblent à des montagnes qui bordent l’horizon, telles des Andes ou des Pyrénées, ou bien comme indiqué sur la légende de cette peinture de Schellinks, des Éoliennes, massives et pâles… lointaines Machus Picchus…
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Pour jouer Spinoza dans ce ouestern, nous avons demandé à l’artiste performeuse et effeuilleuse Maureen Nelson :
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Maureen Nelson aka Hot Headed Christine lors d’une performance pendant la soirée d’ouverture du festival Pride’n’Art à POL’n à Nantes le 25 septembre 2018.
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- partie 1 : Inutile randonnée
- partie 2 : Le Ouestern du P ; Le Ouestern de Spinoza
- partie 3 : Partie du Récit Ouestern de Spinoza
- partie 4 : Spinoza et les images
- partie 5 : Warhol ouestern
- partie 6 : L’art et le ouestern
- partie 7 : Le ouestern filmé : les protagonistes
- partie 8 : Le ouestern filmé : des hypothèses
- partie 9 : Le ouestern en cavalcade : le manège
- partie 10 : Réaction à Spinoza : No Western without a Horse, par Boris Grisot — (ép. 1) — (ép. 2) — (ép. 3, vidéo)
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