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2022-08-13 - OPEN SUMMER #3 - ép.7-3 - pébipologie et ouestern : elliot, le film [chap.2]
Scénario pour Elliot
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Hombre no ! Hombre que si !
par Vitara & John Rohmnyz
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[partie 2].
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Aucune lumière n’avait autant brillé que celle-ci et aucun environnement n’avait été aussi sympathique et pénétrant que celui qui se présentait maintenant face à Spinoza. Jamais cela n’avait été ainsi. Et pour amenuiser un pareil spectacle — si on le voulait et si on s’en sentait capable —, il fallait sans aucun doute rassembler plusieurs conditions, conditions que l’on trouvait toujours hors de portée ou inaccessibles, telle par exemple celle de croire pouvoir éteindre les flammes de l’enfer avec un seau d’eau ou de se mettre à couper tous les cheveux en quatre pour mieux y comprendre ou encore de se dire qu’il y a toujours trente-six mille solutions quel que soit le problème que l’on rencontre. La vie est ainsi faite. Elle engage beaucoup d’imagination. Il lui avait suffi d’en conclure qu’il valait mieux laisser courir les choses et, au bon moment — c’est-à-dire à celui où l’on sent que l’on a sa place ou que l’on peut prendre place —, amorcer son propre rythme et lancer sa propre pulsation.
Spinoza avait donc devant les yeux un panorama magique qui à présent prenait une ampleur incommensurable et une échelle quasi gigantesque. La sensation était prenante. Savoir qu’on pouvait prendre l’habitude des illusions et des visions fantasmagoriques et ainsi s’immuniser contre toute dérive et transe était chose vaine car toutes jusqu’à présent restaient éphémères et ne duraient pas ; elles jouaient bien entendu leur rôle incitatif et illusionniste le temps qu’il fallait et c’était tout. Là, c’était vraiment différent. Cela durait et imprégnait tout. On ne perdait rien de toutes les évolutions même les plus minimes, et on ne pouvait faire autrement que de les voir ; impossible de feindre de ne pas les apercevoir afin de continuer tout bonnement ce que l’on avait à faire. Spinoza promena son regard sur ce qui était devenu entre-temps un immense parvis sur lequel le dessin s’imprimait petit à petit au fur et à mesure de son accommodation oculaire. Le dessin devait tout prendre, s’étaler sur l’ensemble du site, sa luminescence créant cet aura prestidigitatrice et que l’on connaît bien ici, au P.
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Tout ce qui va suivre se passa en silence ou presque. Le vent pouvait bien essayer de souffler en rafales s’il le voulait, cela ne changerait rien au dessin qui faisait maintenant luire petit à petit tout le plateau d’une luminosité sans pareille. Les beaux jours pouvaient couler à partir de maintenant, l’aventure ne pouvait qu’aller jusqu’à son pinacle. Un reflet puissant parvint jusqu’à l’emplacement où Spinoza se trouvait, ce qui déclencha toute une série d’événements. Ces derniers se dirigeaient irrémédiablement vers l’Est. Aucune forme connue ne pouvait parcourir une telle distance en si peu de temps, et jamais la moindre piste avait pu donner un seul indice sur ce qui allait se dérouler. Sa position lui permettait de tout recevoir et encaisser tout en laissant la possibilité de penser au coup d’après, de le prévoir, et de se dire que tout serait bientôt propice au prochain mouvement qu’il n’était pas difficile de deviner : celui de se diriger au plus proche du bas des buttes situées à une certaine distance de là, lorsque son regard croisa un peu plus loin un autre phénomène presque hallucinatoire près d’une autre petite élévation de terrain assez inattendue à cet endroit. Spinoza voulut s’en approcher par curiosité.
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C’est là que Spinoza se trouva en face d’une incongruité. Car aussitôt une odeur tellement particulière et si reconnaissable, « vaguement familière » résonna dans sa tête, se mit à lui remplir les narines : l’odeur extrêmement repérable et convaincante du pétrichor. Ce fut d’un coup une émanation si forte à croire qu’il avait plu sur le moment entre deux battements de paupières, dans un instant qui lui avait complètement échappé, comme cela peut arriver avec une apparition invisible — ou qui ne veut pas se faire voir et qui se place précisément sur son point aveugle, à l’endroit où on ne peut pas la voir. C’est pourtant bien là, ici-même, et cela se passe, avec nous et devant nous, mais sans que l’on s’en rende compte. Et son signalement reste vague.
Une autre question se posait à son esprit. L’histoire des battements de paupières ne lui semblait aucunement possible ni plausible mais peut-être une telle chose pouvait être tout de même vraisemblable. Et comme cela ne s’arrêtait pas de s’amplifier et de progresser, il lui paraissait avoir vraiment pénétré un second espace, un espace insoupçonné et superposé à celui dans lequel on le voyait, un espace démultiplié à partir du sien et qui ouvrait sur des intérieurs creusés sous les dunes et dessous toutes les buttes et desquels l’odeur émanait. Pendant tout ce temps, l’air qui glissait mollement depuis des heures maintenant, avec de surcroît les illuminations magiques et bioluminescentes, se prit à apporter des voix qui semblaient mélodier toutes seules sur tout le pourtour du terrain. Spinoza se surprit à sourire dans l’ombre. Car telle était son histoire. Plutôt étrange, non ? Irréproductible, n’est-ce pas ? Ce qui est bien dommage et qu’on peut trouver en partie désolant, car on aurait envie que cela se répète et revienne continuellement. Les lumières, les sons, les odeurs, etc.
“Dites-moi, amigo, vous me paraissez d’un air passablement abattu et découragé. Est-ce que je me trompe ?”
Les pièces du puzzle commençaient à prendre leur place et tout leur sens dans son esprit. De son point de vue, on rêvait continuellement qu’il fasse bon partout. Comme, à titre d’exemple, lors d’un après-midi aéré dans un jardin qui fait pré ; on dit « aéré » pour parler de la sensation d’un souffle léger, et « un pré » pour un espace hypra-sensible dans lequel on se coule.. Mais ici on avait du mal à oublier la chaleur étouffante et l’air pouvait bien ronfler un peu plus afin que s’activent de nouveau les odeurs et les arômes de pluie provenant de dessous le sol et se joignant avec toutes les voix émanant de l’air. Au même instant Spinoza entendit le bruit étrange d’une grande cuvette qu’on débondait, à croire que c’était la bonde dans le creux du terrain qu’on avait enlevé d’un coup… Tout l’éclairement du terrain subit une sorte de baisse de tension comme si la lumière s’était mise à tomber elle aussi. Spinoza reposa ses mains sur le sol afin de s’assurer que le terrain n’allait pas se mettre à bouger également. Son toussotement, sec, répété deux fois, accompagna ses doigts qui se mirent à s’humecter lui laissant penser que l’humidité remontait peu à peu comme réagissant à l’appel des voix, à leur coulée comme à leur trame pénétrante. L’endroit n’était plus herbeux depuis longtemps et, à part cette poudre sèche et odorante, il ne restait plus que ces petites éminences brunes en forme de dômes, plutôt dures et pierreuses, qui étaient sujettes à de multiples envies de les gravir et d’une fois en haut basculer d’un côté ou de l’autre.
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Le terrain paraissait s’octroyer une nouvelle phase libératoire, et cela indépendamment du temps sec et brûlant qu’obligeaient les températures de l’air et le feu du soleil qui, de son côté, ne comptait pas baisser d’intensité. Un tel étonnement pouvait bien prendre Spinoza au dépourvu, on sentait bien que là, dans ce lieu et dans ce moment, c’était quelque chose d’incomparable qui était en train de se dérouler. On n’avait aucune référence pour se repérer dans un pareil phénomène. Le sol continuait de gémir, l’air de ronfler, l’arôme de se répandre, et les luminescences d’illuminer avec les voix entre elles. Il ne suffisait plus de scruter tout autour pour tenter de rejoindre un endroit précédent qu’on avait retenu et repéré vite fait, car tout à présent se mélangeait et brouillait les pistes. À part s’allonger en plein soleil en bas des formations terreuses et ne plus oser faire un mouvement, il n’y avait plus rien d’autre à faire. Il était évident qu’on était en pleine transformation.
Sous son chapeau, Spinoza baissa légèrement la tête, puis avec ce qu’on pouvait deviner semblable à un sourire amical — dans le prolongement de l’acquiescement précédent que nous avions pu percevoir —, se tourna vers ses appareils : les deux sculptures d’optique de visée tout juste terminées et stabilisées, comme son dispositif d’ajustement lenticulaire qui ne quittait jamais sa mallette. De l’extérieur, en le regardant faire, on était à même de dire que Spinoza ne pouvait guère faire autrement. Il n’y avait pas beaucoup d’alternatives ; la pression était forte et ne cessait d’augmenter. Passer ses deux mains de chaque côté du corps permettait de s’assurer que la moiteur ne montait pas là aussi. Et ni une ni deux, dans la seconde suivante, il lui a suffi de faire un demi-tour sur place pour vérifier la présence simultanée de son ombre. On voyait cela comme un réflexe opportun et bien vu. Car ce qui avait l’air hospitalier quelques heures auparavant commençait à devenir hostile à croire qu’on avait définitivement changé de planète.
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Spinoza avait fini par décider de tenir ses yeux fixés sur le dessin lumineux et à la fois sur la forme translucide rectangulaire qui était montée, on l’avait vu, au-dessus du terrain. Ce n’était pas une chose compliquée à faire ni non plus un geste banal. A priori et d’ordinaire on ne faisait jamais les deux en même temps. Mais son désir était d’en voir toutes les variations, de chacune de leurs parties et de leurs faces, dans toutes les directions et de ne pas en rater une seule. À cette fin, il se mit à se rappeler trois choses caractéristiques à ne pas oublier et surtout à ne pas négliger : la première, le clignement salvateur des paupières, à réaliser au cas où, la seconde, le frottement des mains avec les parties les plus sombres de la terre, et, finalement la troisième, qui était une chose rarement essayée et expérimentée malgré sa tentative de tout-à-l’heure, la vire-volte sur soi-même en effectuant énergiquement un sautillement de retournement.
Cette dernière astuce était plutôt aléatoire et ratait souvent, mais lorsque la réussite était au rendez-vous, elle pouvait se révéler être la plus efficace. Spinoza n’hésitait pas à s’autoriser quelquefois deux autres préconisations plus ou moins utiles à employer au débotté : le fameux et traditionnel claquement de doigts, toujours synonyme de stupéfaction et démonstratif de pouvoirs magiques, et l’imitation du cri strident et (par-dessus le marché) agaçant de la pie ou bien celui davantage cocasse de la mouette. Ces méthodes étaient éprouvées depuis de longue date par La Pébipologie et avaient donné des résultats en apparence mirobolants et plutôt satisfaisants, dont beaucoup se réclamaient. L’exemple typique et caractéristique, et bien connu de tout le monde, était le suivant : une personne est calée, et il y a quelque chose de bien présent, là, devant elle, une chose incoercible, et clac! sbang!, ce qui paraissait complètement immuable et inaltérable se changeait ou se modifiait, d’un coup, et en un éclair prenait une autre tournure et nous amenait en conséquence à se comporter autrement envers elle. Donc, pour cela, Spinoza ne voulait nullement louper le coche et se faire surprendre désagréablement. Donc il n’était pas inutile de vérifier et de re-checker. Tout écart et ratage demanderait de l’énergie supplémentaire, et là ça lui manquait. Donc il suffisait de checker, et là, grâce à sa préparation et son entraînement, sa panoplie de réactions était maintenant bien en place. Prête.
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Car, cela se voyait, les progressions en cours étaient tout de même surprenantes et tout demandait de s’autoriser et de se ménager de bonnes marges de manœuvre. Son barda était léger et sommaire mais paré à tous crins. Son moral itou. Le P avait vraiment cela pour lui, c’était un pays avenant et très cinématographique, malgré cette sensation latente d’une certaine aridité et inhospitalité, puisque tout le plan était sans cesse balayé et secoué par le vent comme aussi lessivé par d’anciennes pluies. On sentait que beaucoup de choses pouvaient s’y dérouler, et que ses transformations continuelles et successives qui modifiaient ses apparences, entre sierra, arroyo, oued, delta, pampa, steppe, hamada, reg mojave et colline toscane, ouvraient des possibilités infinies en créant un type de synesthésie très particulier et local : tout était graphique, et en même temps, sonore, même si le silence y régnait en maître. Mais justement sa mutité générait ici une acuité acoustique spéciale.
Ainsi on pouvait bien dénommer ce pays Sonora en plus de son nom courant, le P, puisque par le biais de tous ces phénomènes complètement sonores, beaucoup de portes cachées se mettaient à s’ouvrir et à montrer un espace nouveau aux troublantes coïncidences. Pourtant ces aspects étaient plutôt négligés alors qu’on connaissait depuis longue date une grande partie des méthodes propices à de tels accompagnements. Celles conçues pour déceler ces présences uniques et indéfinissables à l’écran semblaient n’être jamais vraiment employées au moment choisi car, somme toute, et c’était leur particularité, elles requéraient une certaine aptitude à accepter les vibrations de toutes sortes. En l’occurrence : des plus fines et imperceptibles, des plus diaphanes au plus éthérées, jusqu’à celles massives et saturées, qu’il fallait encaisser, et de surcroît tellement intenses qu’elles pouvaient faire cramer l’air, en se déclenchant à fort volume jusqu’à faire perdre l’équilibre.
Ce terrain était donc aussi celui de Sonora. L’égal d’un pays-membrane, d’un pays-modulant, et d’une zone de propagation et d’étendue. Et Spinoza comprenait à présent qu’il était quasi certain que pour ne pas se faire définitivement inonder par la chaleur puis par la moiteur conséquente qui maintenant montait tout de go tout en faisant grandir l’impatience et monter la fièvre, il lui faudrait activer en parallèle les sondes et les antennes qui jouaient des ondes et qui permettraient de faire osciller et fibrer toute l’acoustique de la zone. On pouvait parler de dimensions cachées. Et tout cela n’avait rien d’anachronique à proprement parler. Spinoza s’exposait et le décor, Sonora-P, était ainsi maintenant planté.
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De tête Spinoza remonta la pente empruntée en venant jusqu’ici. Dans l’heure à venir l’objectif à poursuivre était de commencer à définir ici et là des emplacements possibles pour déposer et enfouir les sondes rangées en pagaille dans sa mallette. Elles étaient de petite taille et cela lui avait demandé pas mal d’effort pour les empiler vite fait au moment de son départ tôt ce matin. Leur nombre n’était pas un gage de réussite, car il y avait aussi à caler les bonnes synchronisations et désynchronisations en accord avec les positions des sondes afin de générer le délai qui était nécessaire au passage espéré au niveau supérieur tout en correspondance avec la phase suivante du projet. À chaque fois il lui avait semblé que les images ne se suffisaient jamais à elles-mêmes et qu’en y adjoignant du son, ou, autre solution, que le son fût tout seul à agir et à s’étendre sur une zone, l’impact était toujours plus grand. Souvent il suffisait de prendre comme image ou comme référence le cinéma pour illustrer et démontrer cette force d’immersion, comme le faisait également la musique qui y ajoutait de son côté une puissance de précision et d’attention.
En se relevant Spinoza se mit à réfléchir ; la patience ne se pratique pas sans tous ses attributs et ses corollaires : d’un côté, la génération d’un peu d’ennui et de vide, entrecoupés de moments enjoués à partir d’anecdotes tirées de petits épisodes fortuits interprétés à partir de ce qu’on voyait bouger autour de soi — des cailloux qui glissent, une tige d’herbe hésitante qui s’agite, un animal furtif qui clignote, etc. : rien que des indices, des broutilles, des amorces, des débuts d’aventures et d’épopées, auxquels on se rend attentif — ; tout comme, d’un autre côté, une mise en réserve, sur le bas-côté ou sur le banc de touche, en se laissant glisser dans une transparence et dans une invisibilité à peine perceptibles mais patentes, et en se persuadant être maintenant en pause et en suspens de quelque chose de plus attractif qui ne devrait pas tarder. Donc on patiente. À vrai dire rien de dangerous. Et tout cela : en faisant mine de croire qu’autour tout bruit a cessé et que plus rien ne bouge. « A sound is gone », se dit-on. Car on est finalement hyper-irrationnel.
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Soudain c’est un éclair de surprise qui traverse son visage. Comme au moment d’avoir entendu quelque chose. Quelque chose de surprenant, qui crée la surprise, qui brise la patience et fait entrer dans un autre état. Il avait suffi de cette déchirure sonore pour se déclarer intérieurement que c’était le moment de se relever les manches : l’Eldorado n’attendait pas. Il était temps de stabiliser son écoute. Spinoza devinait le son qui montait au travers de l’ambiance hypra silencieuse et lisse qui jusqu’à présent régnait partout. Il n’était pas rare d’avoir de telles surprises. Mais qui avait bien pu déjà installer des sondes ? Ou alors n’était-ce qu’un effet endogène et interne à l’endroit et au lieu ? Un effet qui était produit et auto-généré par la combinaison des images, de l’odeur et des lumières ? Ce qui avait pu produire les couches multiples de voix étranges de tout à l’heure sur les alentours du terre-plein. Elles avaient avancé par de fins mixages en jouant de différentes amplitudes et intensités comme si elles inventaient de cette manière une sorte de capillarité sonore encore jamais rencontrée. Spinoza n’en croyait pas ses oreilles et avait beau se tourner dans tous les sens, la seule conclusion était de se persuader : le son montait bien lui aussi. Tout comme l’humidité et la température. Ce qui devait bien signifier quelque chose. Rien n’avait été banal jusque-là : il n’y avait qu’à remarquer que subrepticement sa main s’était mise à trembler un peu. Était-ce aussi une induction de cet effet combinatoire ? Spinoza voulut se reprendre, trouver une lentille adéquate, avant de se rendre compte que celle-ci ne fonctionnait pas pour l’acoustique. Il y n’avait sans doute rien à faire mais le moment n’était pas aussi irrémédiable que cela, et cela ne valait pas le coup de se mettre non plus à baisser les bras ou à perdre le moral devant tant de modifications simultanées et incontrôlables. Spinoza n’avait pas le choix. Il lui fallait bouger et ne pas s’enliser.
Ce fut soudain sous ses yeux une sorte de plan étrange : un type d’éblouissement qui lui donna la sensation d’imaginer sur l’instant même un basculement léger qui en faisant vriller l’espace se mit à laisser apparaître peu à peu, tel un compte à rebours, l’image d’un joueur de flûte, ange ou démon, ange et démon, déambulant progressivement au travers de corridors et de défilés en essayant d’enchanter un à un chaque endroit parcouru sur le P : cette apparition semblait les tricoter et les détricoter les uns les autres. Tout prenait l’allure d’un effrangement massif qui ne correspondait à aucune conformité. Et en fin de compte, dans un pareil moment, s’il eût fallu un prétexte pour finalement se décider à traverser le miroir afin d’ainsi ressentir encore plus fortement toute chose, ou s’il fallait aller jusqu’au point de finir par définitivement douter de chaque chose lorsqu’on se rend compte qu’on les définit trop, il suffisait, comme cela se passait ici au P, de tout bonnement situer « vaguement » un contexte, c’est-à-dire sans trop le décrire ni le circonscrire, et sans toutefois préciser si cela se passait à tel ou tel endroit et à telle époque. Car pour le moment, comme Spinoza, on est dans le brouillard, on est dans le coaltar, on s’accroche aux mots qui combinés entre eux laissent venir des images tenaces qui, de leur côté, font transparaître des ambiances, sonores, odorantes et animées. On se fait un film.
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Toutefois le P n’a rien d’un décor ni d’un site exceptionnel. On dira qu’il s’agit d’un grand espace sensible et que le traverser ne laisse aucunement indemne ; on y découvre un monde qu’aucune chape n’a encore recouvert. Selon une chronologie qu’il lui faut apprendre à établir de plus en plus finement, Spinoza se dispense d’en déduire des principes et des récurrences qui de toute façon et au bout d’un moment risqueront de se contredire. Il suffisait en revanche d’entendre tout cela d’une autre manière, peut-être étrangère à tous les raisonnements et à toutes les logiques habituelles, mais sûrement pas décollée de son comportement actuel, qu’on situerait à vrai dire entre celui d’un “gaucho” et d’une “china”. Une personne aventurière dans un verre d’eau. Un tel dédoublement n’était pas insensé : tout ici suintait de ce double-monde. Un monde à la fois prime et second, rescapé, qui se maintenait et se perpétuait, renversé, aux plans et vues flexibles, aux visions non épuisées et intermittentes qui resteront marquantes. Et puis il y faisait beau. Inlassablement, le grand plan à l’instar d’un large et étendu miroir inégal s’animait avec ses bordures claires et ses sons multicolores et kaléidoscopés. Le site haletait. Tout allait maintenant à deux à l’heure, dans un tempo minéral et végétal.
Ce n’était plus à la légère qu’il lui fallait progresser. L’espace vaporeux et irisé, aussi lentement qu’il paraissait se stabiliser, pouvait se retourner en une seconde, et dans la même seconde, disparaître. Ce n’était surtout pas le moment de perdre pied ni de tergiverser. Spinoza, gaucho-china, prit donc un nouveau chemin qui, sur le côté, dessinait une sorte de passage de sortie qui lui permettrait de contourner judicieusement l’espace du dessin luminescent. Sa décision était de ne pas traverser ce dernier de front, ignorant quel autre effet cette action déclencherait. On l’a dit, ce monde est ultra-sensible. Spinoza tira vivement la mallette à lui. Sur son côté gauche. En la portant machinalement au bout du bras à l’aide d’une poignée comme on le fait avec tout sac ou toute sacoche à main. Il lui suffisait à présent de pivoter sur ses pieds, d’un coup, et de s’engager sur la voie semi-ouverte. Au fil de la marche, son état augmentait et retrouvait une condition optimale qui lui permettait de conserver sa capacité de bondir dans le cas d’un imprévu. C’était étroit mais c’était possible.
De la sorte, en poursuivant tout droit, Spinoza était en passe d’atteindre un énième point en espérant que ce dernier pourrait offrir une zone un peu plus dégagée pour lui permettre de complètement s’immerger dans la marée sonore. Pas question de rater le coche, ou de riper, car dans ce cas il lui serait impossible d’atteindre l’intensité adéquate à la résolution détempérée de tous les sons. Car si par malchance ou par mésaventure, sa position l’amenait à stopper dans un creux, et donc à se déphaser et conséquemment à devenir incapable de se moduler avec l’onde générale, elle ne lui permettrait pas non plus d’entrer dans le délai et, pour ce faire, d’utiliser comme véhicule sensible la fréquence de l’onde la plus porteuse. Au final, si cela ratait, serait-ce une chute ? Définitive ? Inexorable ? Comme se retrouver dans la pampa, et de la sorte y disparaître et s’y évaporer ? Ou alors ne serait-ce qu’un simple incident de parcours, un peu banal ? Le fait d’arriver sur une butée, d’y trébucher, intimant un retour à la case départ, afin de reprendre, et de reprendre encore, jusqu’à pouvoir accéder aux autres niveaux après avoir réalisé sans accrocs le trajet complet et accédé aux visions, une à une, sans exception. D’étape en étape, sa réflexion l’amenait loin. Loin du point auquel son parcours débouchait. Aussi Spinoza devenait de plus en plus philosophe, cela avait du bon. Mais, là, maintenant, il n’y avait plus aucune seconde à perdre pour être au rendez-vous estimé. Même si tout l’espace paraissait désormais étendu à une durée sans fin. Néanmoins, et sans avoir besoin de beaucoup de connaissance de la langue espagnole, il était encore possible de se glisser dans le rythme pour compenser.
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Ses chaussures se mirent à produire un bruit métallique aux endroits où la régolithe émergeait des parties du sol. Tchlic ! tchlic ! La transformation était en cours. Cela se vérifiait. Spinoza passa près d’une heure pour effectuer l’ensemble du contournement et arriver à l’endroit repéré à partir duquel il était possible de viser le point qui s’était affiché sur son écran. Il était temps de s’y caler et d’attendre peut-être encore une heure ou deux avant de s’engouffrer dans le nouveau passage qui émanerait du dessin lumineux. La patience était une nouvelle fois de mise, et là, en étant bien au taquet, immobile comme semble l’être un ressort. Son attention mit le curseur sur le mode stand-by correspondant à une veille systématique. Rien ne pouvait lui échapper. Sa méthode était rigoureuse grâce à l’utilisation des battements de paupières. Au bout d’un moment, plein d’images se mirent à défiler dans son esprit ; comme si la bobine de son film intérieur s’était mise en roue libre. Cela dura. Après quoi il lui fallut prendre un petit temps de repos, une pause, une forme de rafraîchissement, pour lui permettre de reprendre assez de forces avant la dernière ligne droite.
L’arrivée au point ultime, synonyme d’apogée et de summum, s’obtenait par une autre visée sur le terre-plein. Il lui suffisait d’effectuer un léger balancement et de se caler sur la bonne inclinaison pour ajuster le point de vue : de cette façon le dessin lui apparut légèrement déformé par rapport à sa position initiale. Mais cela était complémentaire. Spinoza entreprit ensuite de chercher sa lentille autour de laquelle il lui suffisait d’enrouler l’extrémité d’un léger fil pour former une antenne improvisée. La lentille une fois portée à l’œil capterait un ensemble de coordonnées qui lui donneraient les valeurs d’intensité des différents flux et courants. Et le tout s’actualisait de manière automatique. Alors, sans rien faire de plus, de façon progressive et graduelle, l’ambiance serait à même de s’imbiber de toutes les nappes sonores possibles et disponibles au moment même et tout se mettrait à onduler en tous sens. Ce monde était un onduleur et un capaciteur. Un stock d’énergies filtrées qui en temps normal s’écoulaient faiblement. Et sur le temps du point ultime, cela agissait comme une décharge. De la sorte on comprenait que plus rien ne se consumera malgré la chaleur imposante et toujours présente : le temps sera retenu et le délai pourra grandir. Il est vraisemblable qu’arrivé à tel point le terre-plein atteigne un point d’enflammement. Spinoza s’en assurait. Plus rien ne restera aphone.
Les barres supérieures de son appareil étaient culminantes : celui-ci aurait largement le temps d’encaisser les plus grandes variations et, pas à pas, de les amortir pour pouvoir les laisser ensuite se propager de mixage en mixage en s’imprégnant délicatement des colorations de l’endroit dans lequel Spinoza avait trouvé son point d’observation. En se retournant une dernière fois pour jeter un coup d’œil à son emplacement précédent, on apercevait légèrement enfouie et calée entre les buttes et de l’autre côté des pentes, la cavité accrochée à la plate-forme qui avait servi d’abri. Il ne lui restait plus qu’à attendre et à se glisser au moment voulu et avec conviction dans l’écart qui ne manquerait pas d’apparaître dans quelques instants. Spinoza soupira légèrement une dernière fois en prenant connaissance de visu des distances que les trajets consécutifs lui avaient fait parcourir depuis le début de la journée et celles, importantes, qu’il restait encore à traverser pour rejoindre le point suivant. Car il restait un autre point à rejoindre après celui-là. Néanmoins, et dorénavant, concernant la suite, surtout après une pareille aventure, on pouvait exprimer sa surprise de voir que sa motivation restait intacte, et qu’aucune crainte ne semblait pouvoir ni l’éreinter ni la tenailler.
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[fin du second chapitre]
[images par Elliot Barthez]
[texte par Vitara & John Rohmnyz]
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[Et peut-être y-aura-t-il un troisième chapitre…]
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télécharger en pdf l’intégrale à jour des récits de Spinoza…
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