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2022-07-27/31 - Point pébipologique : apparition d'une sculpture 'de fait'
- Peter Junof se met à l’œuvre en élaborant une sculpture pébipologique sur le terrain du P : une sculpture de fait (ou, paronymiquement, « de fête ») comme il y a aussi des sculptures de voyage [1], [2], [3], des sculptures de circonstance, des sculptures de variété ou de distraction, …
- L’opération prend cinq journées de réalisation sans trop rien prévoir, seulement l’idée de faire une sculpture in situ avec ce qui est sur place et que l’on remarque comme étant singulier…
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la sculpture dans son environnement.
Elle est au centre d’une sorte de bassin et de cirque apparaissant ainsi comme une bonde ou une concrétion inopportune en plein milieu d’un éventuel récipient. Les deux signaux bleus à sa gauche et à la droite de l’image ne sont qu’optionnels (ils n’ont pas de véritable fonction ni de sens, à part ceux de servir de repères d’orientation dans les images) et pourront être retirés et être soustraits par la suite.
le lendemain tout le sol a été nettoyé, les repères ont été dégagés. À cette heure-ci il est plus tôt dans la journée et l’ombre est ainsi davantage courte.
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jour 1
la sculpture réplique à propos l’arbre au loin.
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à propos = “d’une manière qui convient au lieu, au temps, aux circonstances."
…comme aussi cet autre arbre effilé et situé encore plus loin et que l’on perçoit ici selon une seconde orientation. On se demande si l’arbre à gauche ne pourrait pas être lui aussi visé par l’appareil.
À présent : une vision de beaucoup plus près. On voit comme des pattes qui ancrent la sculpture dans le sol, mais il n’en est rien, ce n’est qu’un effet d’optique.
La sculpture n’est pas aussi grande qu’il n’y paraît, son échelle est raisonnable et ne modifie pas grand chose au contexte. Sa hauteur dépasse celle moyenne du genou pour arriver à peu près à mi-cuisse (le jour d’après, elle arrive à la hanche). Elle a été élaborée par touches successives en glanant toute barre et tout bout de ferraille dans un périmètre de 20m de diamètre, ce qui a déterminé le volume de son entassement selon le nombre d’éléments récupérés puis conséquemment a décidé de sa hauteur — 20m étant une mesure empirique ou arbitraire prise pour son homonymie et l’homophonie évidente : une sculpture en vain.
Lors de son élaboration, l’empilement a été progressif et a joué sur l’équilibre qui a été trouvé et qui s’est établi dépôt après dépôt.
À la première approche elle peut paraître ébouriffée ou bien hirsute, puis peu à peu on pourra distinguer certains principes de construction et d’agencement qui la structurent et qui en même temps s’appuient sur la gravité et sur les tensions de contact entre les éléments : chacun de ceux-ci s’appuyant sur un autre en en supportant d’autres encore par-dessus lui. En conséquence son assemblage pourra sembler fragile et acrobatique, soucieux même, alors qu’en tentant de la manipuler on verra qu’elle offre une certaine stabilité et une sûre solidité : elle se maintient.
Néanmoins elle illustre ou évoque un travail à tâtons ou « par tâtonnements », et à la fois, sous certains angles, comme une forme prise dans un filet : tel un motton ou par similarité à une boule de broussaille (qu’on appelle tumbleweed) comme on en voit dans les ouesterns [1],[2], [3], [4], [5], que ces derniers soient spinozistes [1] ou bien fordiens.
Elle peut aussi faire penser à un embrouillamini fragmentaire et dérisoire émanant métaphoriquement d’une couronne d’épines, que l’on compare à une couronne symbolique qui enserrerait tout geste humain : ne sommes-nous pas inexorablement maudit.e.s, tourmenteur.e.s et entremetteur.e.s ?, comme on le voit dans cette peinture de Guido Reni dit Le Guide (1575-1642) ou encore dans celle-ci de Caspar de Crayer (1584-1669)…
On remarquera que parallèlement elle adresse une sorte de clin d’œil aux réalisations d’une autre artiste de La Pébipologie [1], Lyn Grantern, dont les artéfacts sculpturaux sont encore bien visibles sur le terrain.
Alors, on dira qu’une telle sculpture n’a pas forcément et « a priori » d’intérêt majeur ou de magnificence explicite, à part : cette curieuse attraction d’occasionnellement servir de dispositif de perception et de vision dans le secteur du P : elle est issue d’un glanage inopiné et insouciant, et d’une action d’empilement et de rassemblement que l’on place volontairement et artistiquement dans une forme-récipient afin d’en montrer une fonction méconnue, celle de n’être au final qu’une longue-vue, sans qu’on ait cependant à la reconnaître ou à la nommer voire même à la signaler.
Car avant de comprendre cette fonction d’optique, on dira à l’instar de Charles Baudelaire qu’elle provient d’un “art des Caraïbes” [note 1] en gardant de cette expression son côté positif et non celui négatif et dépréciatif [voir note 1], c’est-à-dire la valorisation de la façon spontanée et étonnée de faire sculpture en adoptant des éléments trouvés et choisis pour leurs formes bien tournées (pierres, bois, etc.) et pour cela de les prendre comme fétiches : soit qu’ils logent dans la main ou dans la poche, puis posés, font office de “petits temples”, soit, plus volumineux et nombreux, font l’objet de compositions ludiques et de multiples points de vue possibles (ce qui, par ailleurs, déçoit Baudelaire [note 2]).
Une prochaine étape envisagée dans le cadre de ce projet sera de décompiler cette sculpture et d’en élaborer une seconde sous la forme d’un dessin constitué de l’inventaire des éléments, un à un (un = une sorte de pixel), colorés en phosphorescence, recouvrant toute une zone du terrain du P afin de créer une figuration qui ne sera visible qu’en phase nocturne.
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[Notes de bas de paragraphe]
- [note 1] - Charles Baudelaire, “Écrits sur l’art”, Salon de 1846, XVI - Pourquoi la sculpture est ennuyeuse, Le Livre de poche, collection Les Classiques de poche, n°3921, 1992 (édition 05, 2008), p.228.
Baudelaire est dans la lignée kantienne de l’esthétique : il y a, pour Kant, deux genres de beauté dans la poésie et les arts. Le premier se rapporte au temps actuel et à la vie contemporaine, le second à l’éternel et l’infini. En d’autres termes, Baudelaire pose à la sculpture une alternative : elle relève soit d’un “art de Caraïbes”, soit du sublime. En cela il suit les propos de Diderot (dans le Salon de 1867) (Diderot soutient que les fétiches devaient rester grossièrement représentatifs s’ils devaient conserver leur emprise sur les fidèles.) : “C’est une chose bien singulière, que le dieu qui fait des prodiges n’est jamais une belle chose ni l’ouvrage d’un habile homme, mais toujours quelque magot, tel qu’on en adore sur la côte du Malabar, ou sous la feuillée du Caraïbe. Les hommes courent après les vieilles idoles, et après les opinions nouvelles.” (réf) ; (réf.). Pour Baudelaire, à la suite de Diderot donc, « Caraïbes » est donc un raccourci pour des artisans peu sophistiqués, des « sculpteurs » peut-être (Baudelaire utilise le mot de Diderot « sculptiers ») plutôt que des sculpteurs créatifs imaginatifs ; ce qui est une critique dépréciative par rapport à d’autres cultures que celle occidentale (voir la critique de James Hall ; néanmoins Baudelaire a été très liée à Jeanne Duval (Jeanne Lemer), originaire de Haïti) [1]), [2]). En parallèle on pourra lire Malraux dans “La Métamorphose des Dieux”, “Le Surnaturel” et également les réponses de plusieurs sculpteurs à Baudelaire… Pour aller plus loin, rappelons que Kant voit une autre distinctionde genres dans la beauté (dans la “Critique du jugement”) :
1/ pulchritudo vaga (beauté libre). Ce type de beauté existe par lui-même, sans aucun concept de ce que doit être l’objet. Exemples : les fleurs, certains oiseaux, des coquillages, certains dessins purement décoratifs, la musique sans texte (improvisée). Libre veut dire détaché de tous les sens, de toute détermination. Le mot utilisé est vaga (vague). Vaga est la chose indéfinie, sans but, sans bord, sans limite. Coupée de sa fin, elle est dans une errance indéfinie, vers une destination à laquelle elle n’aboutira jamais. Cette tulipe-ci est belle, maintenant. C’est une singularité, une organisation finalisée, mais qui ne signifie rien (pour nous).
2/ pulchritudo adhaerens (beauté adhérente). Ce type de beauté présuppose un certain type de perfection, d’après le concept attaché à l’objet. La beauté adhérente est conditionnée. L’objet est parfait, mais en fonction d’un but particulier, qui ne lui vient pas de lui-même, mais de l’homme. C’est un signifiant, et un signifiant ne peut pas être beau. (Réf.) - (Réf. sur la controverse de telles définitions)- [note 2] - Charles Baudelaire, Ibid.
La sculpture étant un art positif, physique, matériel, en trois dimensions, Baudelaire dénonce ses “cent points de vue” qui ne permet pas une approche contemplative, ni l’illusion ni le rêve : il faut tourner autour, établir une relation physique avec elle.
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des détails.
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jour 2
Le lendemain également, sur le sol nettoyé, la sculpture a été légèrement augmentée et un autre angle de vue et de correspondance a été trouvé.
— téléchargez une image grand format de cette prise de vue (4,5Mb)
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jour 3
Le troisième jour, la sculpture ayant été augmentée encore une nouvelle fois de plusieurs éléments, on teste quelques exercices de vision sur trois visées.
court panoramique sur la sculpture…
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jour 4
Le jour suivant, une légère et nouvelle augmentation de la sculpture a été opérée.
— téléchargez une image grand format de cette prise de vue (1Mb)
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Et des alignements ont été graphiés sur le terrain :
l’alignement A…
…étendu à A', avec le A en ligne de mire
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Dans l’alignement arrière AA' : la butte autrefois dénudée a été repérée, comme aussi, vers la droite, l’installation des artéfacts de Jean-Loup Arche (aka Janlou Harsh).
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jour 5
Il ne se passe rien de plus que les jours précédents.
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