LE PROJET NEUF
2023-07-03/08-10 - prolégomènes III-Q au ouesterne : zapper kafka à kaffa (commentaires : er-kafka)
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Études pébipologiques.
Kafka à Kaffa ? Er ?
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chronologie des prolégomènes :
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Le menu de ce chapitre :
- 24 ‒ introduction : A.R., Er, Harrar, Aden
- 25 ‒ Premier point : le chapeau-mélan-léman : le chapeau de Marcel
- 26 ‒ Deuxième point : la photo truquée : le chapeau d’Arthur
- 27 ‒ Troisième point : naviguer en eaux troubles : Chris Burden
- 28 ‒ Quatrième point : la problématique du cliché dans le ouesterne : Johnny Hawks et Briggs
- 29 ‒ Cinquième point : Er de Kafka
- (image frontispice : le fameux couvre-chef “deerstalker”, emblématique du détective Sherlock Holmes qui lui aussi, à l’instar de Tom Mix, ne semble jamais s’en séparer, ceci pour indiquer qu’à présent dans les prochains articles Spinoza Spinola mène l’enquête.)
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Cinquième point :
Er-Kafka
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Nous n’hésitons pas à revenir sur cette petite note que nous avons rapportée à propos de “Er” de Franz Kafka.
Note que nous avons rapprochée d’une déformation de A.R. (Arth. Rimb.), puisque pour le désigner il lui a fallu se résoudre à restreindre son nom en “Il” (en allemand Er, et que l’on peut aussi traduire par Lui).
“Er” est une série d’aphorismes qu’il n’est pas simple de trouver dans la bibliographie de Kafka (elle est longtemps restée inédite en langue française), néanmoins l’éditeur allemand Suhrkamp Verlag l’avait pris comme titre pour une de ses éditions :
C’est un texte étrange et obscur, presque désespérant… décrivant la sensation de “double” en soi-même. Et simultanément, le texte est éclairant et limpide… le Er (Lui) peut être un Sie (Elle, et à la fois Elles et Eux)…
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Hannah Arendt avait trouvé en son temps, et dans ce texte exactement, un fondement de sa critique dans ce qu’elle a développé dans “La condition de l’homme moderne” (1958) — Dans l’introduction de son livre, elle affirme vouloir redonner une place de choix à la vita activa (= penser ce que l’on fait) alors que la tradition philosophique l’a historiquement reléguée au second rang derrière la vita contemplativa…
“Er”, un texte de Kafka donc, dont la première phrase est significative (in Maurice Blanchot, Traductions de Kafka, “Er”, [archives Maurice Blanchot]) :
- « Il a trouvé le point d’Archimède, mais l’a utilisé contre lui-même, c’est manifestement à cette seule condition qu’il a été autorisé à le trouver.
14 janvier 1920. — Lui, il se connaît, les autres, il les croit, cette contradiction lui scie tout en deux. »
— (Franz Kafka, “Aphorismes de la série “Il””, traduction de Marthe Robert, Éd. Gallimard, 1957, et collection L’Imaginaire, 2009))
Que l’on retrouve dans le texte original :
- ‒ « Er hat den archimedischen Punkt gefunden, hat ihn aber gegen sich ausgenutzt, offenbar hat er ihn nur unter dieser Bedingung finden dürfen. » — (Journal [Fragments de 1920]).
Jusqu’à tomber une page plus loin sur une remarque étonnante :
- « Son propre os frontal lui barre le chemin, il se met le front en sang en le cognant contre son propre front. »
Ça bute, ça a du mal à faire levier.
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Pourtant l’expression « point d’Archimède » est issue d’une phrase communément attribuée au scientifique grec, fils de l’astronome Phidéas, Archimède : « Donnez-moi un point d’appui, et je soulèverai le monde » (en grec ancien : δῶς μοι πᾶ στῶ καὶ τὰν γᾶν κινάσω), vœu qu’il aurait apparemment prononcé en découvrant le principe du levier dont Descartes s’est servi ultérieurement dans sa démonstration philosophique — comme dans la foulée toute la philosophie des Lumières et la suite — : “il faut sortir du monde”, disait-on, puisque les leviers sont naturellement situés en dehors du monde : la pensée, les idées, les concepts, doivent être considérés comme outils mécaniques.
Plus tard Bossuet a insisté : “il faut sortir du temps et du changement , et aspirer à ce qui est immuable ; il faut sortir du monde, pour expliquer le mouvement du monde”. Car pour Socrate et Platon, dans le “Timée”, comme pour Barthélémy Saint-Hilaire dans sa préface au “Traité du Ciel” d'Aristote, il faut “sortir du monde des idées pour atteindre le monde intelligible” comme aussi “il faut sortir de la caverne et voir le soleil en face pour connaître la réalité” et “il faut sortir du monde des apparences grâce à la raison pour voir la réalité des choses”.
Edmund Husserl, dans ses “Méditations cartésiennes” (1931), essaya de distinguer les choses et proposa que la conscience opère un détachement méthodique du monde (empirisch-faktisch) sans que cela soit une sortie du monde mais une suspension de la vérité du monde et un refus de prendre part à l’être du monde (selon les commentaires de Bruce Bégout) : Paul Ricœur ajoutera qu'"ainsi même le moi doit être « imaginé » pour être délié du fait brut" et que “l’expérience, dit Husserl, n’exclut pas la possibilité que le monde ne soit pas”. Husserl ira jusqu’à déceler la crise de la raison (= Krisis). Et « si j’étais autre », une autre variation de “moi-même”…
C’est ce que décida Descartes, de foncer dans la Krisis : « Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût fixe et assuré ». Et pourtant Démocrite dit Démocrite d’Abdère, philosophe grec du Vème siècle avant J.C., éduqué selon Diogène Laërce par des mages du roi Xerxès à la théologie et à l’astronomie, et considéré comme matérialiste et atomiste (le monde constitué d’atomes), avait prévenu : “la vérité est au fonds d’un puits”, donc pourquoi y tomber pour elle ?
Néanmoins, citons le chercheur Paul Ver Eecke qui en 1955 déclarait que “la fiction audacieuse d’Archimède symbolise en réalité tout-à-la-fois le levier dans la forme évoluée qui a été conservée, la puissance musculaire limitée de l’homme, et la durée de son application. Et c’est sans doute cette durée qui avait frappé le plus l’imagination du Jacques Ozanam (1640-1717) qui eut la fantaisie et la patience de calculer que, pour déplacer le globe terrestre d’un pouce seulement, cette durée serait de 3.653.745.175.808 siècles.” ‒ (Source)
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(“Portrait de Baruch Spinoza (1632-1677)”, (1666), attribué au peintre néerlandais Barent Graat (1628-1709)).
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De son côté Spinoza semble proposer autre chose.
Gilles Deleuze donne les exemples ci-dessous pour illustrer les trois genres de connaissance dont il remarque la présence dans l’Éthique (1677), chacun d’eux correspondant à un genre de vie à part entière :
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La connaissance du premier genre est empirique : « je barbote dans l’eau, mon corps subit les vagues et l’eau ».
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La connaissance du second genre est empirique et rationnelle : « je sais nager, au sens où je sais composer mes rapports avec la vague, avec l’élément eau ».
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Le troisième genre est purement rationnel : « je connais les essences dont dépendent les rapports, je sais ce que sont l’eau, l’onde, la vague, le principe d’Archimède, leurs causes », etc.
Il y a donc plusieurs connaissances possibles ‒ ce dont Spinoza Spinola avait l’intuition en se lançant dans ce ouesterne ‒.
(Une autre intuition philosophique d’Yvette Reynaud Kherlakian peut être lue ici, car autant Deleuze que Reynaud Kherlakian notent que Spinoza adorait et riait des combats d’araignée et des débats des mouches… mais qu’en était-il de la chute des corps ?)
(Et rajoutons, puisque l’anecdote nous fait rebondir, qu’également Descartes a eu une histoire avec les mouches : Descartes suivait, depuis le divan sur lequel il était étendu, les mouvements d’une mouche à l’intérieur de sa chambre, lorsqu’il comprit que le point où la mouche se trouvait, pouvait toujours être repéré au moyen de trois perpendiculaires abaissées sur les parois de la pièce (est-ce en rapport avec les lois de la chute libre ?) ; comprendra qui pourra.)
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En se basant sur plusieurs recherches existantes et si l’on suit de nouveau Arendt, la découverte du point d’Archimède n’est pas tant celle d’un point fixe que celle d’une relativisation générale du système de référence par lequel la raison scientifique peut asseoir sa légitimation.
Le point fixe n’est fixe que d’être relatif.
Arendt interprète la révolution copernicienne comme une aliénation radicale et irréversible du monde : la Terre n’est plus à l’humanité moderne qu’un mobile quelconque. Elle l’est devenue au moment même, comme l’indique Kafka, où la science copernicienne pouvait en rendre raison.
Car l’esprit humain, ou la raison scientifique, ne saurait arraisonner la Terre qu’au prix d’une acceptation d’un relativisme général. Comme si la structure même de l’esprit errait dans un ciel acosmique. Il devient alors, dans la perspective arendtienne, inutile et vain de lancer la « question en retour vers le sol originaire de l’idéalisation et de la conception scientifique du monde ». Ce sol s’est dérobé ; au point archimédien ne correspond plus aucune assise du monde. (Source1 ; Source 2)
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Dernier point, ces aphorismes intitulés Il / Er de Kafka apparaissent sous le titre de “Paralipomènes”, titre qui nous contredit puisque les paralipomènes sont des sortes de suppléments à un ouvrage qui précède, par opposition aux prolégomènes.
Mais où va-t-on ? La boussole s’affole…
L’article suivant va-t-il nous éclairer ?
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